“Holy water cannot help you now. ” « Alors, tu vu les résultats des tests ? » Je décollai à peine les yeux de ma tasse de café.
« Oui.» « Et c'est tout l'effet que ça te fait ? Cette gamine a un cancer et toi tu t'en fiches ? » Je soupirai. Relevai les yeux vers ma collègue infirmière. La fixai plusieurs secondes. Rebaissai la tête.
« Tu sais très bien que ce n'est pas vrai. » Elle grommela, en posant sa tasse dans l'évier avant de quitter petite cuisine réservée au personnel, me laissant seule avec ma dixième tasse de café de la journée. Je jetai un coup d'œil bref à la pendule, puis totalement abattue, m'écroulai littéralement sur la table. La tête entre les bras. Depuis quand n'avais-je pas eu une nuit de sommeil décente ? Bien trop longtemps. J'en été arrivée à un point où je tenais plus que grâce à la caféine et regrettai ne pas pouvoir me l'injecter en intraveineuse. Ce n'était pas sain, pas sain du tout et en tant que médecin j'en avais parfaitement conscience. Il fallait que je réapprenne à dormir (et à manger, accessoirement). Sauf que j'avais vraiment tout essayé. Somnifères, siestes forcées et programmées, calmants... Pour l'amour de Dieu, j'avais même essayé le yoga ! Moi, le
yoga. Au mieux, j'arrivais à dormir deux, trois heures. Pour au final toujours me réveiller en hurlant et en sueur, à cause d'un cauchemar. J'avais des bleus absolument partout à force de tomber du lit et de me cogner aux meubles. J'étais d'une humeur massacrante vingt-quatre heures sur vingt-quatre, presque constamment harcelée par une migraine abominable que même la morphine ne calmait pas. Plus personne ou presque n'osait me parler tellement j'étais désagréable. Je n'avais déjà pas un caractère facile au quotidien, mais là j'étais devenue totalement insupportable et j'en avais pleinement conscience. Je n'étais juste pas capable de faire comme si tout allait bien. Non, je n'allais pas bien, et cela se voyait, alors pourquoi prétendre le contraire ? J'aurais beau sourire et découler des poèmes, la situation ne s'améliorerait pas pour autant. Au moins je restais lucide : j'étais dans un état lamentable et pas prête de remonter la pente. Je commençais même à craindre de ne plus être en mesure de faire mon travail correctement. Je ne voulais surtout pas risquer de commettre un impair. Mais j'étais têtue et persistai à faire des gardes de plus de trente heures parce que l'hôpital manquait de personnel. Le reste de mes collègues avaient même commencé sur le moment où je finirais par tout simplement m'effondrer dans un couloir ou mieux, renvoyée chez moi de force. Comme je refusais de croire que je pourrais m'effondrer avec plus de café dans les veines que de sang, j'attendais que le chef de service vienne m'arracher ma blouse pour ensuite me reconduire chez moi et me sangler à mon lit.
Et tous ces drames pour quoi ? Pour un homme. Pathétique. Si un jour on m'avait dit que
moi, je finirais comme une loque à cause d'un homme, je me serais retirée dans un couvent ! Je m'étais pourtant promis que je ne laisserais personne me blesser comme mes parents l'avait fait... Tu parles d'un succès. C'était pire que tout. Je n'étais plus capable d'avancer, et cela me rongeait. Je croyais que demander à Max-Milliän de s'en aller arrangerait quelque peu les choses mais je m'étais lourdement trompée. C'était pire depuis qu'il avait quitté la maison. Je ne savais plus ce qu'il faisait, où il était, avec qui... J'étais devenue complètement paranoïaque, la peur me serrait le cœur chaque minute du jour. Je mourrais d'envie de le supplier de revenir s'installer avec moi même si je savais qu'il ne fallait pas que je cède. Cela aurait été tellement plus facile pourtant... Je l'aurais eu sous les yeux, sous la main. Je ne pouvais pas mentir, il me manquait, terriblement. Je m'étais habituée beaucoup trop vite à la vie à deux. D'une certaine façon, je m'étais servie de Max pour combler le vide affectif présent dans mon existence. Et il l'avait comblé entièrement, oh oui... Je m'étais amputée d'une partie de moi-même en lui demandant de partir. Mais quand un de vos membres est atteint par la gangrène, ne faut-il pas mieux le couper que de mourir à petit feu ? J'aurais certainement fini par faire une énorme bêtise s'il était resté plus longtemps. Sauf que... Depuis qu'il n'était plus là, je menaçais de nouveau de faire quelque chose de stupide justement parce qu'il n'était plus là. Je ne savais plus quoi faire. Aucune des solutions que j'envisageais ne paraissait convenable. Il y avait toujours un mais quelque part. Je ne trouvais aucun "
et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Il n'y avait que des choses très tristes.
« Hey, la Belle au Bois Dormant, tu sais qu'on a une salle de repos ? » Je ne pris pas la peine de relever les yeux pour regarder l'homme qui venait d'entrer. Je n'en avais pas besoin, je savais parfaitement de qui il s'agissait. James, un homme qui croyait avoir toutes les femmes à ses pieds parce qu'il était pédiatre. J'étais déjà prête à lui ébouillanter les parties avec ma tasse de café.
« Désolée j'avais trop peur de vous interrompre, toi et l'infirmière. » Il rit, car comme toujours il croyait que je plaisantais. Mais ce n'était jamais le cas. Vu mon état actuel, la dernière chose dont j'avais envie c'était tomber sur un "couple" faisant des galipettes dans une espèce de placard à balais.
« Oh ne fais pas celle qui est choquée, je suis sûre que tu as fait bien pire ! » Cette fois ci je relevai la tête et lui lançai un regard noir. Ce terrain là était glissant, il ferait mieux de ne pas s'y aventurer.
« D'ailleurs, toujours pas divorcée ? Parce que tu sais, je connais un très bon avocat et... » Je ne le laissai pas finir cette phrase ci. Je m'étais levée et je l'avais giflé avant qu'il n'ait pu dire quelque chose de plus stupide encore. Il resta pantois, à me dévisager. Puis il devint rouge de colère et me fusilla du regard. Quoi, il croyait m'impressionner, il allait essayer de me frapper ? Qu'il essaie seulement. Je le regardai en me faisant encore plus menaçante que lui, puis j'attrapai ma tasse de café et sortis en claquant la porte. Je traversai le couloir d'un pas pressé, pour aller me réfugier dans le placard des fournitures. Je verrouillai la porte derrière moi avant de me laisser glisser contre elle, les larmes aux yeux. Je posai la tasse à côté de moi et fermai les yeux pour essayer de me calmer. Ai-je précisé que je faisais régulièrement des crises de panique ? Il suffisait d'un rien pour en déclencher une, c'était un cauchemar. Et le manque de sommeil n'arrangeait rien. Je détestais avoir l'une de ces crises car je devenais particulièrement vulnérable. Je sortis mon téléphone de la poche de mon pantalon et l'allumai. Et pendant de longues minutes j'attendis, avec espoir, qu'il sonne, qu'il vibre, qu'il fasse n'importe quoi. Mais rien ne se passa. De rage, je faillis envoyer mon téléphone contre le mur. Je me retins simplement parce qu'une meilleure idée me traversa l'esprit. Me traitant silencieusement de tous les noms, je composai le numéro de ma boite vocale. Pour une simple et bonne raison. J'avais gardé en mémoire un message dégoulinant d'amour pathétiquement romantique que Max-Milliän m'avait laissé plusieurs mois auparavant.
Je collai le téléphone à mon oreille et écoutai le message le cœur serré. Voilà ce que je faisais quand j'avais envie d'entendre mon mari mais ne voulais pas l'appeler par peur du ridicule. L'appeler juste pour lui dire "j'avais envie d'entendre ta voix" ne me ressemblait pas. J'aurais préféré me jeter sous un train plutôt que de faire une chose pareille. Je n'étais pas une romantique dans l'âme. J'étais juste une pauvre fille complètement perdue qui en était rendue à s'enfermer seule pour ne pas craquer devant les patients. Pitoyable. Si je n'avais pas eu peur de passer pour une femme battue, je me serais mise des claques. Mon moment d'égarement passé, j'éteignis mon téléphone et le rangeai dans la poche de mon pantalon. Puis j'essuyai mes yeux avec la manche de ma blouse, saisis ma tasse de café et me relevai, de nouveau prête à affronter mes collègues, mes patients et le reste du monde.
À peine sortie de la pièce, je rencontrai la chef de service. Immédiatement, elle me colla un dossier contre la poitrine.
« Il faut que vous alliez voir la petite Johnson. Ses parents veulent vous voir avant qu'elle parte. » Je haussai un sourcil. Ce n'était pas cet abruti de James qui se chargeait de son cas ? J'avais fait le diagnostic, mais c'était lui le pédiatre... Enfin, ce n'était pas important. Si ses parents voulaient que j'aille les voir avant de partir, j'allais y aller. Je me recomposai une expression un peu plus sereine, et me rendis jusqu'à la chambre de la petite fille. Sa mère était en train de ranger ses affaires et son père était près de la fenêtre. Je frappai doucement à la porte, et tous deux se tournèrent vers moi, ainsi que leur fille. La mère vint vers moi, un sourire aux lèvres. Néanmoins ses yeux étaient rouges, elle avait pleuré. Ce que je pouvais comprendre... Quand on apprend que son enfant a un cancer et n'a plus que quelques mois à vivre, il y avait de quoi s'effondrer.
« Nous voulions juste vous remercier pour ce que vous avez fait. Maintenant qu'on sait, on peut aller de l'avant. On va l'emmener faire tout ce qu'elle veut. Parce que vous savez... » Elle baissa d'un ton.
« On ne veut pas qu'elle meurt à l'hôpital. Ses derniers jours doivent être parfaits. » Je me contentai d'acquiescer. Ma récente fragilité ne m'aidait pas à tenir le coup dans pareille situation. C'était égoïste, mais j'avais tout simplement envie de prendre mes jambes à mon coup. Mais je ne pouvais pas. Pas cette fois ci.
« Je vais vous faire une ordonnance pour des anti-douleurs assez puissants. Les... Les derniers jours pourraient être assez douloureux. Je reviens tout de suite. » Je m'éclipsai un instant, puis revint avec l'ordonnance, que je donnais à la mère. Elle me remercia chaleureusement. Dans ce genre de situation, vous ne pouviez pas juste dire "je ne fais que mon travail". Cela aurait paru froid et sans cœur. Je ne pouvais pas me permettre d'être ainsi avec une petite fille de cinq ans. Cette dernière me fit signe de m'approcher et sans un mot, me prit dans ses bras. Là, ce qu'il restait de mon cœur dut se liquéfier. Je n'aimais pas ce genre d'adieux. Quand un patient sortait de l'hôpital, je voulais qu'il soit guéri. Pas condamné à mort.
Je finis par craquer et m'inventai une excuse pour m'éclipser. Et une fois de plus, je rencontrai ma chef de service. Pour un peu, j'aurais presque pu croire qu'elle me suivait.
« Depuis quand est-ce que vous n'avez pas dormi, Miller ? » « J'ai fait une sieste il y a... » « Je vous parle d'une bonne nuit de sommeil. » Incapable de mentir, je me contentai de baisser les yeux. Elle m'arracha littéralement mon dossier des mains.
« Rentrez chez vous. Je ne vous laisse pas le choix. C'est ça ou je vous fais virer. Vous allez finir par faire une bêtise, et vos patients ne peuvent pas faire les frais de votre mauvaise humeur et de votre fatigue. Allez, dans dix minutes je veux vous voir partie. » Elle tourna les talons et je restai plantée au milieu du couloir, stupéfaite, pendant une minute ou deux. Puis je jurai et retirai ma blouse, avant de rejoindre les vestiaires. Furieuse, je troquai mon ensemble de médecin pour un jean et une blouse légère en soie. Je claquai la porte de mon casier et sortis du vestiaire en trombe. Je passai devant James en coup de vent et me précipitai vers la sortie. Et à peine avais-je mis le pied dehors... que je me retrouvai trempée. Il pleuvait et je venais de m'en rendre compte. Je ne savais pas si je devais me mettre à rire ou à pleurer. Dans le doute, je choisis de ne faire ni l'un ni l'autre. Comme j'étais très maligne, j'étais venue à pied le matin même, évidemment sans parapluie. Je dégoulinais déjà et mes vêtements me collaient à la peau. Je levai les yeux au ciel, puis me mis en route pour chez moi. Été ou pas, la pluie me gelait jusqu'aux os. Mais je n'accélérais pas le pas. Je n'étais plus à cela près. Une bonne demie heure plus tard, j'étais devant chez moi. Et comme un malheur n'arrive jamais seul... Je remarquai que Max-Milliän était assis sur le perron une seconde avant de lui marcher dessus. Quand je le vis, je ne pus m'empêcher de faire un pas en arrière. Et je restai là à le regarder. Sans savoir quoi dire, sans savoir quoi faire. J'aurais voulu faire beaucoup de choses. Mais j'étais pétrifiée, les doigts serrés sur la clé de la porte. Je déglutis.
« Tu sais, je n'ai pas changé les serrures. Tu as toujours les clés. » Je lui avais demandé de s'en aller, oui, mais je ne lui avais jamais interdit de venir à la maison. Il n'avait pas à m'attendre sous la pluie, comme ça. Si ma chef ne m'avait pas renvoyée de force chez moi, je ne serais sans doute pas rentrée avant encore de nombreuses heures. Et Dieu sait depuis combien de temps il attendait là. Cette scène avait un arrière goût de déjà-vu, sauf que le romantisme avait disparu, pour laisser place au tragique et au pathétique.
« Si tu continues à camper devant la porte quand il pleut, tu vas finir par attraper une pneumonie. » Avec un soupir, j'allai ouvrir la porte et j'attendis qu'il soit entré pour refermer la porte. Je dévisageai Max-Milliän des pieds à la tête, par réflexe. Comme pour m'assurer qu'il n'était pas venu me voir parce qu'il était blessé. Je retins un soupir de soulagement. Je n'aurais pas supporté de le voir débarquer en morceaux.
« Écoute, je... Je n'ai pas dormi depuis trop longtemps, il faut... Il faut juste que j'aille me coucher. » Je me passai une main dans les cheveux.
« Si tu veux rester là cette nuit, je vais aller te préparer la chambre d'ami... » Je ne lui proposai pas de venir dans ma, enfin notre, chambre, parce que ce n'était pas une bonne idée, et il le savait. Il se considérait certainement déjà chanceux que je ne l'ai pas mis dehors. J'étais beaucoup trop fatiguée pour cela.
« Je vais juste aller prendre une douche chaude avant, d'accord ? D'accord... » Je faisais les questions et les réponses tout en regardant mes pieds. Sans un mot de plus je montai à l'étage et allai m'enfermer dans la salle de bain. J'étais en plein ascenseur émotionnel. Avant de quitter l'hôpital j'aurais donné n'importe quoi pour trouver Max-Milliän devant ma porte mais maintenant je n'en étais plus très sûre. Je savais déjà que la soirée, la nuit, ne se passerait pas comme je l'aurais voulu. Cela m'aurait presque donné envie de rester enfermée dans la salle de bain. Mais je connaissais suffisamment bien mon mari pour savoir qu'il défoncerait la porte si je ne sortais pas au bout d'un quart d'heure. Résignée, je pris une douche en vitesse. Une fois en chemise de nuit, j'eus le malheur de croiser mon reflet dans le miroir. Je grimaçai. Pas étonnant qu'on m'ait renvoyée chez moi. Je ressemblais à un cadavre ambulant. Je n'osais même pas monter sur la balance, de peur que le nombre affiché soit trop bas. Je savais que j'allais mal, mais je ne faisais rien pour arranger les choses. J'avais touché le fond et je continuais à creuser. Honteuse, je baissai les yeux et sortis de la salle de bain, encore grelottante de froid. Je sursautai quand je manquai de heurter Max-Milliän de plein fouet. Un peu brusquement, je le repoussai. Nerveuse, je croisai les bras sous ma poitrine et baissai rapidement les yeux lorsque je me rendis compte qu'il me regardait avec un air inquiet.
« Ça va, je vais bien. » Parfaitement bien. Aussi bien que si j'étais en train de m'étouffer et que je ne pouvais plus trouver d'oxygène. Le vrai problème, c'était que mon oxygène se trouvait juste en face de moi. Je refusais simplement de prendre une seule inspiration.